ALBANE SOLEIGH GHELLER ⊱ you got me all wrong, you left me under water.

Je suis née le 10 décembre 1993 à Los Angeles. Je m'étalerais bien des heures durant sur le bonheur partagé de mes jeunes parents admiratifs et comblés, mais ce serait mentir. Déjà, mon père, il n'était pas là. Il n'a jamais été là. Ma mère était seule, et franchement pas heureuse. Et c'était pas à cause du baby blues. J'étais née, sa vie était foutue. Ce qu'il fallait démontrer... « Vous lui avez choisi un nom? » Elle tourna la tête vers le médecin, l'air un peu pommé, sincèrement. « Albane Soleigh. Albane Soleigh Gheller. » Gheller c'était son nom à elle, bien entendu. Les deux autres prénoms, probablement sortis d'un livre de prénom. Par très intelligent de m'appeler Albane alors que j'ai la peau foncée. Enfin bref, on s'en tappe, c'est comme ça que je m'appelle, c'est tout. Pourtant, je ne le dis que rarement. Je vous expliquerai pourquoi, mais aux premières rencontres, j'ai tendance à dire que je m'appelle Soleigh, ou même Zaig, un surnom qu'on m'a donné rapidement. J'y reviendrai.

Là, c'est moi. J'ai 5 ans, ma mère est affalée sur le canapé, elle dort. Enfin moi, je crois qu'elle dors, parce que voilà, j'ai cinq ans. Aujourd'hui avec le recul, je vais vous dire ça avec un peu plus de véridicité: elle était torchée à en crever. À moitié morte. « Maman, maman j'ai faim! » Je la secouais de mes mains frêles, espérant qu'elle ne serait pas trop fâchée que je l'empêche de faire la sieste. « Alb... quelle heure il est? J'ai mal à la tête. » à ces mots, je partis lui chercher un médicament. Vous saviez différencier, vous, à cinq ans, l'aspirine du doliprane? Moi oui. « Merci. Vas te faire à manger puce. » J'acquiesçai. Je croyais que c'était normal, tout ça. Je croyais que c'était pareil chez tout le monde: les parents buvaient, les enfants faisaient à manger si leurs mères bourrées n'avaient pas le courage de le faire pour eux. Avec le temps j'ai appris à faire pas mal de trucs: des spaghettis, des coquillettes, des ... bon ok des pâtes surtout, même si je me suis déjà essayée à couper des légumes... et commander des pizzas. « maman, je me suis brûlée! » « arrête de chouiner, y'a des problèmes comme ça c'est pas grave. T'es brûlée? ça me fait une belle jambe. Demain ça ira mieux. Il y a des problèmes tu les gardes toute la vie... comme toi par exemple... » C'est là qu'elle a commencé à me faire savoir que j'étais un "problème". À cinq ans, j'ai pleuré. Après je trouvais ça presque normal.

Mon enfance a passé, comme ça. J'avais pas à m'en plaindre plus qu'autre chose. Enfin du moins je ne me plaignais pas, même si j'avais de quoi. Je m'occupais de ma mère, plus que l'inverse. Et quand je le faisais, quand je lui apportait un gant rempli de glace pour qu'elle se le mette sur la tête, elle me répétait toujours ces phrases que je ne savais intérpréter comme une preuve d'amour ou comme une manifestation de sa désolation. « T'inquiète pas Albane... c'est pas de ta faute si tu as gâché ma vie. » ça faisait mal, en tout cas. J'essayais de prétendre que tout allait pour le mieux, que ça ne me faisais rien. « Ta gueule t'es bourrée. » « Dis pas de gros mots! » « J'ai 10 ans j'dis ce que je veux. » 10 ans et je pensais que j'étais une adulte... mais bien sûr. Enfin c'était compréhensible, je devais me comporter comme une adulte, être adulte pour deux, pour moi et pour une mère qui était plus gamine encore que moi. Elle faisait un peu la fête, ouais, mais elle affectionnait tout particulièrement sa bouteille de rosé devant un téléfilm merdique. C'était pathétique, je détestais assister à ce spectacle. Bref, ça a duré, je m'appliquais à ce que personne ne connaisse la situation, j'avais trop peur qu'on nous dénonce. Malgré tout j'étais attachée à elle. Ouais, je sais que c'est con. J'y pouvais rien, j'étais qu'une mioche.

Et ce jour est arrivé. Je ne sais pas bien, mais on a compris ce qu'il se passait. Trois coups distincts. On toquait à la porte. J'avais 15 ans. Je suis allée ouvrir, derrière ma mère qui gueulait. « Tain c'est qui? » « Mme Gheller? » « C'est pour? » « Vous êtes sa fille? on a reçu des plaintes... » C'était quoi ce bordel? J'ai tout de suite pensé à mon petit ami de l'époque. Je m'étais confiée à lui, comme une conne. Cet espèce de flic, ou d'assistant social ou je ne sais quoi m'expliquais qu'on ne pouvait pas rester dans cette situation, comme si je n'avais pas l'habitude... Et blablabla. « Quoi? Mais c'est ma fille bordel vous pouvez pas me l'enlever! » « Madame vous avez besoin d'aide, d'être suivie et ce n'est pas à votre fille de vous... » « J't'en foutrai des leçons de morale! Laissez-nous tranquille! » « maman calme-toi! » Elle faisait mine de pousser le flic, je la fis reculer. Elle gueulait comme si ça lui importait, comme si elle voulait que je reste. J'ai pas bien compris pourquoi. Bref, je suis partie. « T'auras vraiment pourri ma vie jusqu'au bout, hein. » c'est ce qu'elle m'a dit en guise d'au revoir, alors que je partais pour une ville pommée au possible, Fairview, ou une connerie comme ça, où il y avait un foyer pour jeunes "en difficultés". Traduction, j'ai atterri dans un asile de fous.

Je suis restée un an dans ce bled pourri, à l'intérieur des murs sombres du foyer. Y'avait des filles pas plus vieilles que moi en cloque, des mecs apparemment shootés H24. C'est là que j'ai commencé à dire que je m'appelais Zaig. Ils avaient tous des prénoms trop bizarres pour être véridiques, j'ai compris que c'était une question de survie de ne pas trop en dire sur soi. « Tu veux un joint? T'as l'air blasée. » « Ici? dans le foyer? Tu vas te faire virer. » « C'est parce que je me suis fait virer de partout ailleurs que j'suis ici, on te virera pas pour si peu. Tu veux une taf ou merde? » Je le regardais, arquant un sourcil, intriguée. Qu'est ce qu'il me voulait à la fin? Et puis merde, qu'est ce que j'avais à perdre... « Vas-y file. » C'est là que j'ai commencé à "fumer". Première fois que j'ai rigolé depuis des années, je crois. J'aurais beaucoup de mal à décrocher par la suite. Enfin mince affaire. « C'est quoi ton p'tit nom? » « Qu'est-ce qu'ça peut te foutre? » « Moi c'est Lou. » « C'est pas un prénom de gonzesse ça? » il me regarda d'un air assassin... et s'appliqua à m'expliquer que c'était un prénom mixe, et que de toute façon ce n'était pas son véritable prénom. Il me redemanda le mien. « Zaig. » « et ça c'est un prénom à coucher dehors. » « Ta gueule. » Et étonnement c'était le seul que j'appréciais dans ce bâtiment de tarés. Débiles profonds, ouais. Pas juste délinquants. D'ailleurs j'ai jamais compris pourquoi on m'a mis dans cette tôle. J'avais une vie normale, je me débrouillais pas trop mal, j'avais de bonnes notes, j'avais jamais fugué... Résultat, là, je devenais intenable. Si on m'avait laissé ma liberté, j'en aurais pas abuser. Mais là on me la retirait, alors il semblait logique que je cherche chaque jour à la dépasser un peu plus. Avec Lou, pour le coup, on s'est souvent tirés du centre. Il ne m'a pas vraiment parlé de son histoire, pourquoi il était là; lui apparemment il avait des parents normaux, mais il a mal tourné à cause de son frère, ou une connerie comme ça. Je lui ai encore moins parlé de la mienne, c'était pas une bonne idée. Et ça nuisait à ma liberté. Dix milles fois les gardiens nous on couru après alors qu'on était morts de rire, morts de pleurs. Une amitié fusionnelle, passionnelle j'dirais même. Et pourtant superficielle si on réalise à quel point on ne savait rien l'un de l'autre, ignorant jusqu'à nos vrais prénoms.

Et puis je suis partie. « Mademoiselle Gheller, votre famille d'accueil viendra dans la soirée. » On m'avait trouvé une maison, une famille. Elle est pas belle la vie? Ouais, moi aussi je m'en foutais. Lou, il l'a mal pris. Enfin il avait plus ou moins l'impression que je l'abandonnais, quoi. Du coup je crois qu'il faisait la gueule. « T'façon c'était clair que t'allais pas rester toute ta vie, hein. 'paraît que t'as atterri dans un quartier de riche, t'iras m'acheter des clopes, hein? » « Crève. Bonne chance pour la suite et vas-y doucement avec les conneries. » Lui, il était là depuis beaucoup longtemps, aucune famille d'accueil ne voulait plus de lui. Moi, c'était ma première chance. Quelle chance! Ma famille d'accueil vint me chercher. Chemise bien repassée, tailleur de marque pour elle, grands sourires à la colgate. J'eus comme un mouvement de recul. Où j'étais tombée... « Bonjour Albane, nous sommes monsieur et madame Sanders, enchantés! » Il me tendit la main, je la serrai sans conviction. J'étais silencieuse. Je ne voulais pas leur causer du tort, non, mais je ne les aimait pas. Ils avaient un balais dans le cul, se pensaient tout permis et étaient un mobile de plus pour m'empêcher de vivre ma vie. Dans la voiture, silence de mort. « Alors Albane, tu as vécu à Los Angeles? ça doit te changer d'être ici. » « Ouais. » Ils soupirèrent. « Ecoute on va essayer d'instaurer un climat de confiance, tu peux nous parler tu sais, tes sentiments, ressentis, tout ça... » Je laissai échappe un rire nerveux. C'était mignon. On aurait dit qu'il savait pas d'où je venais. « Zaig, j'm'appelle Zaig. Et puis on a dû vous raconter, non? Vous filer mon dossier, ou une connerie comme ça, avec toutes les infos dégeu' dont vous raffolez. Ma mère voulait pas de moi, elle comblait ma présence dans l'alcool, je devais m'occuper d'elle, j'ai atterri dans ce bled pommé, j'me suis faite engueuler une bonne vingtaine de fois parce que je sortais trop tard, et puis vous êtes venus, Tada, rideau. » « ça n'a pas dû être facile. Si tu veux en parler en tout cas on sera toujours là. » « C'est gentil. Mais j'aime pas parler. Et puis y'a rien à dire de plus. » Je pensais qu'ils allaient me lâcher... mais non. C'était trop leur demander. Les questions continuaient, les bonnes intentions maladives. Ils m'ont même envoyé voir un psy. Alors ça... je leur ai dit cinq cent fois que j'en avais pas besoin mais leur propre thérapeute le leur avait conseillé alors comme de gentils petits toutous ils s'étaient exécutés. Fuck. La psy non plus ça a pas été un succès. Rapidement j'ai "séché". Ah, d'ailleurs, ils essayaient de me fournir une éducation à domicile, comme si j'étais faite pour préparer un diplôme ou quoi que ce soit. « Mais putain combien de fois faudra vous le dire?! j'en ai rien à foutre du taux d'urbanisation aux Etats-Unis ou du théorème de Thalès, j'en aurai pas besoin pour servir des boissons dans le starbuck du coin! » Ils m'en voulaient de ne pas avoir d'ambition, de me "laisser aller à la facilité" et tout ça. Je voulais juste qu'ils me fichent la paix. Et ça partait en sucette, à chaque fois. « Mais c'est pas compliqué ça! Je veux juste qu'on me laisse tranquille, je fais ma vie, vous faites la vôtre, et de toute façon dans quelques temps je serai plus là, tout le monde sera content! » mais ça ne leur allait pas, comme plan. J'ai jamais calé pourquoi.

Le temps passa, comme ça. Je pense que cette famille en avait marre de moi, ils me détestaient. Enfin non, pas exactement. Ils voulaient trop de choses pour moi, je crois qu'on était pas d'accord sur les modalités de mon arrivée ici. Je rentrais après le couvre-feu, je fumais dans ma chambre, je mettais la musique trop fort, on s'engueulait trop, j'avais de trop mauvaises notes, lorsqu'ils ont essayé de m'envoyer au lycée j'ai trop séché et j'avais de trop mauvais résultats. J'aurais juste voulu qu'ils me laissent faire, j'avais rien à perdre. J'avais rien de toute façon. Un boulot de merde, une vie banale... enfin j'en sais rien, je n'arrive pas vraiment à me projeter dans l'avenir, et je sais pas pourquoi ils veulent pas me laisser faire ce que je veux. Je suis même pas leur fille après tout. Et puis il y a eu ce jour, où tout a changé. C'était il y a deux ans, environ. J'étais sortie me promener, normal. Enfin il était un peu trop tard pour que ce soit normal. Mais mince affaire. J'étais tombée sur des flics, et il avait fallu que j'ai une bouteille d'alcool dans les mains. Je sortais d'une soirée avec des potes de Lou. J'étais mineure, c'était ça le problème. « Mademoiselle, vous avez vos papiers? » « Non, non, j'ai pas mes papiers, mais on s'en tape, j'ai 18 ans. » J'en avais 16 ou 17, c'était pareil. « Vous allez nous suivre au poste s'il vous plait. » « Non mais je... » Et je fus coupée par ce type. Il était flippant, là, dans la pénombre, la cinquantaine, barbu, les cheveux blancs. Ouais. On aurait dit le père noël. « Excusez-moi, il y a un problème? » Il s'adressait aux flics. Puis il tourna la tête vers moi. « Ah, tu es là Nola! Je t'attendais. Pardon c'est ma fille, elle est allée chercher de l'alcool pour moi. » Les flics vérifièrent les papiers du type, nous souhaitèrent une bonne soirée, nous recommandant chaudement de ne pas laisser une jeune majeure traîner sans papier avec de l'alcool dans les mains. « Qu'est ce que vous voulez? Vous êtes qui d'abord? Et j'm'appelle pas Nola, j'm'appelle Zaig! Vous êtes flippant, laissez-moi partir. » « Pas avec la vodka. » Mais qu'est-ce qu'il me voulait, bordel? Je le regardai, l'air méprisant et intrigué à la fois, lui demandant de redescendre sur terre. Je savais pas d'où il sortait ce type, je lui avais rien demandé. Il me fila sa carte, il était avocat, une connerie comme ça. « Cool, ça m'fait une belle jambe! Félicitations, je peux rentrer maintenant? » « Et pour aller où? » « Chez moi, lâche moi la grappe papy. » Il ne me laissa pas partir. Il m'hébergea pour la nuit; ma famille d'accueil avait dû partir pour un enterrement dans leur vraie famille, moi j'étais restée là, j'étais censée m'être retrouvée sous la surveillance d'un baby-sitter -enfin ils l'avaient pas appelé comme ça, mais bon- mais finalement j'avais réussi à l'amener à la fête avec moi. Bref, j'aurais été seule, j'aurais continué à errer dans la ville. Je vois pas en quoi ça le regardait. Quand nous fumes chez lui -il habitait le même quartier que les Sanders, la poisse-, il s'installa dans son fauteuil, semblant ne pas m'écouter. « Et puis merde, qu'est-ce qu'on fout là?! laissez-moi partir, j'habite à deux pas, chez les Sanders, vous savez, la blonde toujours bien coiffée et son mari avec la chemise rentrée dans le pantalon! ça va vous allez pas me séquestrer toute la soirée non? et puis qu'est-ce que ça peut vous foutre d'abord? Je vous ai rien demandé, merde! Et puis pourquoi vous répondez pas? C'est quoi votre problème à la fin? » et plus je criais, plus il semblait s'en foutre. Il ne disait rien, restait impassible. Comment il faisait ça bordel? Il m'énervait, à un point inimaginable! Je suis partie, toujours en criant. Après tout, il avait laissé la porte ouverte, s'il ne voulait rien me dire de plus, je me casserais. Je suis repartie voir Lou, qui avait encore fugué du centre quand je lui avait demandé s'il pouvait passer la soirée avec moi. On s'est bien éclatés, ouais. Le problème c'est qu'il avait emmené du crack. « T'es un gros gueuche mec. » « Tain il est quelle heure là? » « J'sais pas, midi? » On était dans la rue, tranquilles... mais des keuffs sont arrivés. « Encore eux! » « ça va, on vous dérange pas? » Ils avaient l'air de savoir pourquoi ils étaient là, les vieux voisins avaient certainement dénoncé nos rires trop perçants qu'ils auraient même pu qualifier de tapage nocturne. Bref. On fut embarqués directement lorsqu'ils trouvèrent un sachet dans la poche de Lou. « Votre ami a été renvoyé dans le foyer, c'est à eux de gérer ça. Vous en revanche ça va être plus compliqué... Votre famille d'accueil ne répond pas, en attendant on va vous mettre en garde à vue. » « Mais j'suis mineure! » « C'est encore pire. En aucun cas ça ne vous permet d'être au dessus des lois; la prison vous permettra peut-être d'y réfléchir. » « T'façon la tôle ou le foyer c'est pareil. » « vraiment? ça m'étonnerait que vous puissiez fuguer en prison. Vous devriez pas jouer les têtes brûlées. » Je m'affalai sur le bureau, tenant ma tête avec ma main, épuisée. Et il est réapparut. Ouais, on aurait dit le père noël ce type.
« Bonjour, je viens pour la petite Albane. » « Elle est juste là, si vous pouviez la raisonner, elle a pas l'air de comprendre qu'elle est au poste de police ici... » En le voyant, j'ai cru halluciner. C'était quoi ce tripe? Je comprenais pas ce qu'il me voulait, qui il était, pourquoi il était au commissariat. « J'peux vous aider? » demandai-je, d'un ton ironiquement serviable.« Non c'est moi qui peux t'aider; je suis ton avocat. » « J'ai pas demandé d'avocat que je sache, j'ai pas besoin d'aide. » Il sembla attendri. De quel droit? Je lui en voulais. Mais apparemment j'avais pas le choix, il m'expliqua combien j'avais besoin de lui, je sais pas quoi, bref. Ok, maintenant je vous le dis, je me chiais dessus. Je savais bien que la tôle c'était pas comme le centre, je savais que ça serait affreux, je voulais pas y aller, c'était trop grave, j'aurais été trop foutue. Heureusement qu'il était là. Mais sur le moment, hors de question de le lui dire...

Dans la voiture, je restai silencieuse. Lui aussi. Je regardais par la fenêtre, l'air perdue, ne comprenant toujours pas. Je pensais à m'énerver, piquer une crise comme la veille, mais vu ce que ça avait donné... il valait mieux rester calme, essayer de comprendre. Et de lui faire comprendre que je n'avais pas besoin de lui. Quand nous arrivâmes, il s'installa à nouveau dans son fauteuil. « Vous êtes un psy, ou une connerie comme ça? On dirait Freud, avec les mains croisées dans votre vieux sofa. » Je parlais d'un ton plus calme, mais il ne répondait toujours pas. « Ecoutez, j'ai pas besoin de votre aide. Tout ce que je veux c'est qu'on me laisse tranquille. Je suis indépendante, je me débrouille toute seule, c'est ce que j'ai toujours fait, je sais pas pourquoi vous voulez être mon ange gardien ou je ne sais quoi mais c'est bon, d'accord, promis, je vais bien. Et puis mes "parents" vont rentrer alors je ferais mieux de pas tarder. » Il releva les yeux vers moi, me lâcha cette phrase transcendante de simplicité. « Vas-y, vide ton sac. » Et VLAN putain qu'est-ce qu'il m'arrivait? Je fondai en larmes. Je lui en voulais d'avoir ce pouvoir sur moi, je crois que j'avais pas pleuré devant quelqu'un depuis mes sept ans, quand je m'étais cassé la gueule à l'école en jouant à trappe-trappe. Merde, j'étais trop faible, devant un étranger en plus! mais c'était qui ce type? « Mais... mais j'en ai marre, je fais quoi moi, hein? Je vais où là au juste? Et puis merde pourquoi elle voulait pas de moi? Et ces gens là, c'est quoi leur problème? -les Sanders je veux dire. Et ... et Lou il est cool mais... tain j'faisais quoi si vous étiez pas venu? J'allais en tôle? T'façon c'est bien là que je dois finir non? J'veux dire c'est pas comme si j'avais le droit d'avoir une vie normale ou quoi que ce soit, et je dois toujours sourire et... et putain j'ai juste envie de laisser tomber, j'en peux plus des engueulades, de ces trucs de merde, là et... et j'm'appelle Albane, voilà, je m'appelle Albane, je m'appelle pas Zaig, c'est bon? Non c'est pas bon, ce sera jamais bon, je sais pas où je vais, j'ai du mal à savoir d'où je viens... » Ouais, ça voulait rien dire, il devait rien calé à ce que je lui balançais. Mais il écoutait quand même. je crois que c'est là que j'ai compris que c'était un vrai ange gardien... même s'il m'avait grave fait chier. ça fait deux ans que je le connais maintenant. Il est toujours là pour moi; avec les Sanders, ça s'arrange pas. C'est pas comme si j'allais changer ce que je suis en deux jours, hein. Et ils changeront pas non plus ce qu'ils ont mis quarante ans à être, alors je pense que c'est foutu entre nous. Ils en peuvent plus de moi, savent pas comment s'y prendre, on passe du conflit armé à la guerre froide sans jamais envisager de détentes. Alors je me retrouve toujours chez Roan. Lui au moins il est là. Et il sait parler, même quand il ne dit rien. J'suis pas encore sûre de ce que je vais faire. Mais je suis plus jamais retournée chez les flics.